Une maison perdue dans les bois, baignée par la lueur blême de la pleine lune. Un groupe de jeunes terrifiés. Ils sont venus là pour passer un week-end tranquille entre amis, boire de la vodka et jouer à action ou vérité… et voilà qu’un tueur masqué, armé d’un pic à glace, les assassine un à un ! C’est vraiment pas de bol. En plus, ça fait une demi-heure qu’ils n’ont pas de nouvelles de leur pote Kevin, qui est parti aux toilettes.
Brianna : « Oh mon Dieu, qu’a-t-il bien pu arriver à Kevin ? » (spoil : il est empalé sur la clôture en fer forgé)
Ashley : « Nous devons nous lancer à sa recherche ! »
Brandon : « Absolument. Séparons-nous, nous aurons plus de chance de le retrouver ! »
Carter : « Ah oui, c’est carrément une bonne idée. Faisons deux groupes de deux ! Ou non, encore mieux ! Quatre groupes de un ! »
Et là , toi, spectateur, tu as envie de leur jeter des cailloux, mais tu peux pas parce que tu ne veux pas abîmer ta télé. « Il faut vraiment avoir une cervelle d’asticot pour ne pas rester groupé« , te dis-tu avec raison. D’ailleurs ça ne manque pas : tout le monde meurt sauf l’héroïne. Oh là là , on ne s’y attendait pas…
Félicitations, tu viens de rencontrer celui que mon bon ami et moi-même surnommons « Jean-Jacques Scénario », le roi des clichés scénaristiques pourris.
Sous un nom ou sous un autre, tout le monde connaît Jean-Jacques.
C’est lui qui trouve le moyen d’envoyer ton héros ou ton héroïne dans les égouts en pleine attaque zombie parce que « on a réfléchi environ 4 secondes et on est arrivé à la conclusion que c’est vraiment le seul moyen de s’échapper ».
C’est lui qui souffle aux personnages qu’il est urgent de retourner dans une maison pleine d’esprits maléfiques parce qu’ils ont oublié d’emmener le chat.
C’est lui qui va pousser le capitaine à emporter dans son vaisseau cet Å“uf alien bizarre qu’il a trouvé sur la planète Témor. Pour l’étudier, bien-sûr.
En gros, dès qu’un personnage réalise une action défiant toute logique et/ou toute prudence, c’est Jean-Jacques Scénario le responsable. Voici les deux choses qu’il faut savoir à son sujet :
1/Sa priorité est de faire avancer l’histoire, et de créer des situations de tension ou de suspens. Quitte à priver ses héros de tout instinct d’auto préservation, voire de tout caractère clairement défini (il est par exemple courant pour Jean-Jacques de transformer une jeunette timide en courageuse héroïne pile au moment où la situation l’exige).
Il arrive parfois à Jean-Jacques d’avoir un peu honte d’user de si grosses ficelles. Dans ces cas-là , il fait appel à une ruse éculée que pour ma part, j’ai en horreur : déléguer les conneries à un ENFANT (variante : à un animal), ce qui obligera ses parents à le sauver. L’amour tout ça. Avec en prime des scènes super chiantes autour dudit morveux que le spectateur est supposé trouver trop trop mignon.
Little Bobby Junior va échapper à la vigilance de maman et s’enfuir dans la forêt.
Little Bobby Junior va ouvrir la porte interdite qui mène au royaume des démons cannibales.
Little Bobby Junior va passer du côté obscur de la force pour se venger de papa qui n’a pas été gentil avec lui.
Little Bobby Junior va trébucher sur une racine quand il faudra s’enfuir.
2/Jean-Jacques Scénario est paresseux. Il ne fait jamais appel qu’à des twist vus et revus dans un milliard d’autres films bas de gamme. C’est à cause de ça qu’il t’arrive, lorsque tu regardes un film/une série ou que tu lis un livre, d’être capable de prévoir ABSOLUMENT TOUT ce qui va se passer : qui va mourir, qui va trahir, qui est le fils caché d’un humain et d’une mutante.
Faut-il brûler Jean-Jacques Scénario ?
On pourrait croire, à ce que je viens d’écrire, que Jean-Jacques Scénario est l’ultime ennemi du créateur et que faire appel à lui ne peux mener à rien de valable artistiquement. Tout au plus permettrait-il de fabriquer une Å“uvre commerciale qui plaira plus ou moins à tout le monde sans prendre aucun risque.
C’est plus compliqué que ça.
Jean-Jacques n’est pas sans mérites. Il est le produit d’une histoire qui a permis d’affiner et d’éprouver des mécanismes de narration capables de tenir le spectateur/lecteur en haleine. Si nos héros du début restaient tous groupés et solidaires pour prendre le slasher en embuscade, la tension chuterait dramatiquement ! Analyser ces clichés, savoir les reconnaître et comprendre ce qui, en eux, provoque l’intérêt est un exercice dont on aurait tort de se priver…
Te reposer entièrement sur des recettes toutes faites ne te permettra pas d’inventer des histoires innovantes (même si cela peut donner un cake au chocolat tout à fait décent). En revanche, bien connaître ces recettes et les maîtriser, tel un cavalier apprivoisant un pur-sang arabe au sang bouillant, voilà qui te rendra de fiers services. Tu sauras plus facilement comment t’affranchir des clichés… et tu seras aussi capable de les utiliser à bon escient.
N’oublions pas que si la plupart des gens – moi y compris – aiment être surpris, ils n’apprécient pas pour autant d’être complètement désarçonnés par un truc whatzefuck sorti de nulle part (« En fait, c’est pas le Colonel Moutarde qui a tué, c’est un cèdre du Japon à dents de sabre »). A moins de rechercher une expérience très expérimentale, ce qui est tout à fait respectable. Quelques clichés scénaristiques judicieusement placés peuvent constituer un bon moyen d’accrocher l’attention du lecteur/spectateur… quitte à l’entraîner plus tard vers un terrain inconnu.
Voici pourquoi, lorsque j’écris, je me demande régulièrement ce que ferait Jean-Jacques Scénario s’il était à ma place. Je me demande si je devrais faire comme il le suggère (Ashley, Brianna, Brandon et Carter font quatre groupe de un pour trouver Kevin) ou m’affranchir du cliché pour surprendre les lecteurs, voire même les déstabiliser un peu (Ashley, Brianna, Brandon et Carter se déguisent en bonhommes de pain d’épice pour passer incognito au nez et à la barbe du tueur).
C’est cet assemblage de clichés, de contrepieds et de toutes les variations possibles entre les deux dont dépend l’équilibre d’une histoire qui se veut prenante sans être vue et revue.
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